[INTERVIEW] Le général Chanson Interviewé par le St-Paulien

Rédigé le 02/12/2025
Romane Le Barbier et Elouann Briendo


Pourquoi venir partager votre expérience aux élèves de Saint-Paul aujourd'hui ? 

« Alors l'idée de partager est venue d'un de vos professeurs et j'y adhère totalement parce que je pense que le témoignage est une bonne façon de partager des valeurs qui sont difficiles à exprimer, souvent, qui sont peu répandues dans la société, qui ne sont pas forcément dans les livres d'école et qui passent par le dialogue direct. C'est la vertu du témoignage et c'est la raison pour laquelle j'ai totalement adhéré à cette idée parce que je pense que l'expérience, même si c'est difficile, se partage par ce dialogue-là. » 

 

En effet, l'expérience que vous avez est un atout pour les jeunes. Mais quels sont les atouts d'une personnalité telle que la vôtre, une personnalité au grade important ?  

« Alors, réfléchissons un peu. Je ne sais pas vraiment. Qu'est-ce qui fait que certains réussissent dans ce métier ou pas pour arriver à des grades élevés ? Il faut des qualités classiques, je vais dire, des dirigeants. 

Un dirigeant militaire n'est pas si différent qu'un dirigeant civil. Mais c'est particulier aussi. L'esprit aventurier, l'esprit de risque qu'on peut retrouver chez un chef d'entreprise ne sera pas forcément privilégié chez le militaire. 

Le risque doit être toujours très mesuré. Un militaire se doit d'être prudent puisqu'il est entre les mains des vies humaines. Un chef d'entreprise, c'est que de l'argent, ça va, ça vient. 

 

Il ne faut pas non plus qu'il soit trop timoré. Donc un haut fonctionnaire, par exemple un énarque, fait des études, il a un cerveau bien constitué et puis il va devoir fidélité à l'État. Mais le militaire, il faut quand même qu'il soit aventureux aussi puisque lui, il va être confronté à la violence. Et donc il faut qu'il ait des ressources en lui-même pour pouvoir faire face à des situations extraordinaires. Et ça, ce n'est pas forcément demandé à un haut fonctionnaire. Donc c'est une espèce de mélange entre une fidélité, un esprit de discipline, de rigueur, mais en même temps aussi un esprit d'aventure et envie d'aller au casse-pipe. La spécificité du métier, j'insiste là-dessus parce que peu le font, c'est vraiment la responsabilité des vies humaines. Les vôtres et celles d'en face. 

 

Donc oui, esprit d'entreprise, de management, de leadership, certes, mais esprit de responsabilité avant tout, puisque vous êtes dépositaires des vies humaines. Et quand on est chef militaire et qu'on a vécu des situations graves, on a vécu des situations dans lesquelles on va expliquer aux parents des soldats qui sont morts sous vos ordres, pourquoi ils sont morts. » 

 

Élargissions le sujet pour parler culture, que pensez-vous de la représentation que l'on fait des héros de guerre dans les films ou dans les œuvres très connues ? 

« La guerre est horrible et il faut pour la raconter trouver des artifices.  Si on vous montrait des films réels, où l'action se passe au rythme auquel l'action se passe réellement, ça n'a aucun intérêt. Ça dure des plombes où il ne se passe rien, où ça tire, où ça marche. Et puis tout d'un coup, il se passe quelque chose. Vous ne comprenez pas ce qui se passe. Quand vous êtes dedans, vous ne voyez qu'une petite partie. Et puis même quand vous êtes chef, vous êtes devant, vous n'êtes pas derrière. Et si vous êtes derrière, vous n'êtes pas devant. Vous ne savez pas ce qui se passe. Donc vous êtes toujours dans un tuyau, dans un tunnel. Vous ne voyez qu'un petit bout. C'est long, c'est dégueulasse, c'est la mort, pas comme dans les films. Donc tout ça est très difficile à raconter. 

Dans les romans, on y arrive un peu, mais pas dans le cinéma. Ce n'est pas un sujet cinématographique. Sauf quand on le transforme. Les combats sont magnifiés, toujours, quels que soient les films, même ceux qui se veulent réalistes. On pense notamment au soldat Ryan. 

Donc on vous fait croire que c'est réaliste. Ça l'est un peu. Ça rapproche. Mais ce n'est pas ça. » 

 

Et cette glorification de la violence, elle est néfaste pour vous, pour nous ?  

« Les conséquences sur la guerre réelle sont faibles. Sur la représentation qu'on en a, oui, mais de toute façon, comme on ne pourra jamais raconter la vraie guerre... D'ailleurs, les anciens ont beaucoup de mal à raconter. Je ne sais pas si vous avez des parents, des grands-parents qui l’on vécu. Et puis, ça n'intéresse pas les gens qui n'y étaient pas. Donc, on a une vision biaisée de la guerre par le cinéma. Certes, des gens disent que c'est moins pire, d'autres disent que c'est pire encore. En fait, c'est autre chose. 

 

Et c'est bien la raison pour laquelle on dit aussi aux jeunes soldats qu'ils n'aient pas peur de baptême du feu. Parce que la plupart des personnes, hommes ou femmes, se comportent bien le jour où ça arrive. Parce que l'humain est ainsi constitué. Il ne faut pas avoir peur du baptême du feu en se disant que j'ai peur d'avoir peur, de me mettre à pleurer et de partir en courant dans l'autre sens. Non, ça n'arrive quasiment pas. Et avec un bon collectif, ça n'arrive pas. Mais ceux qui résistent mal, c'est ceux qui font des maladies, les PTSD, les syndromes post-traumatiques. C'est une maladie qu'ils n'ont pas pu gérer. Ce sont souvent des héros aussi, ces gens-là. » 

 

Pour basculer sur des sujets un peu plus actuels, on a appris récemment que l'armée française avait formé des troupes guinéennes et envoyé du matériel militaire français en Guinée, a la junte dirigée par Mamadiy Doumbouya. Est-ce que pour vous, nos intérêts primes, autrement dit, est-ce que la fin justifie les moyens?  

« La question est biaisée. Parce que, vous avez employé le mot Junte. Quel pays africain ne sont pas dirigés par des Juntes ? Et même quand ce n'est pas des Juntes, c'est un pouvoir présidentiel tellement fort, comme je vous l'ai dit, qu'en fait, il s'impose par la force. C'est donc un modèle normal africain. 

 

Après, la fin veut les moyens. Bonne question. Pas toujours. C'est du cas par cas. La présence française en Afrique a été sacrifiée, ces dernières années, par une mauvaise gestion, une volonté politique, je ne dis pas une mauvaise. Les gens en pouvoir savent ce qu'ils font. Mais... Et on s'est fait sortir de tous les pays. 

 

Et là, actuellement, on essaie de revenir en Guinée, par exemple, qui est un vieil ami, qu'on a toujours eu, qui est dirigé de façon autoritaire. Mais en Afrique, soit on parle avec des dirigeants autoritaires, soit on ne parle à personne. Or, les peuples ont parfois besoin de nous. Je ne parle pas des dirigeants, mais des peuples, comme on l'a vu tout à l'heure, avec le PAM, l'UNICEF, l'OMS. Là, on touche les populations. Pour toucher ces populations, il faut des relations avec ces pays-là. Parmi lesquelles, on peut aussi former de la police et de la gendarmerie, ce qui me paraît une bonne chose, parce que si on les laisse faire, parfois, il y a des abus. Parfois, et même toujours. Et notre intervention, ça permet d'humaniser ces armées et ces polices. Alors, après, évidemment, il faut traiter avec un pouvoir autoritaire. On traite avec la Chine et la Russie, je sache. C'est autant une junte en Chine qu'en Guinée. On dit pas le mot, parce que le mot, derrière, il y a des choses. Mais c'est parfaitement autoritaire. En Chine, il n'y a pas d'élection. C'est le parti qui élit le président. Mais on n'élit pas le parti. Ça n'a absolument rien de démocratique. Et comme ça, dans plein de pays. Et en Afrique, c'est plutôt la façon de faire, et pour longtemps encore, puisque l'effort de démocratisation de l'Afrique a échoué. Et la France s'est fait virer, proprement ou malproprement, de beaucoup de pays. 

Donc, je pense que dans ces cas-là, et pour le bien des populations, souvent, pas toujours, mais souvent, la faim veut les moyens. C'est-à-dire que pour approcher des populations, il faut traiter avec des gens avec lesquels on préférait ne pas traiter. Mais c'est ça ou rien. » 

 

Mais est-ce que ce n'est pas trop loin, envoyer du matériel militaire, tout en rappelant la tenu d’élections en Guinée dans les prochains mois. Le journaliste français Thomas Dietrich révèle notamment que des 4x4 français pourraient être utilisée pour mener des répressions contre les opposants politiques dans de prochaines élections?  

« Ah ben ça, c'est sûr que dès qu'on envoie du matériel militaire à l'étranger, il peut être utilisé à bon ou mauvais escient. Si on veut traiter avec une armée, enfin, avec un pays, et donc pour pouvoir toucher la population, ou en tout cas favoriser l'action de la France dans une zone africaine, souvent il faut souvent, toujours, mettre des moyens humains, financier des formateurs, du matériel. Quand on fournit des moyens, il peut être bien ou mal utilisé, comme tout armement qu'on vend à l'extérieur. On a beau prendre des précautions, ce qui est le cas en France, puisqu'il y a quand même un arsenal judiciaire assez précis, et des filtres qui empêchent de livrer de l'armement à n'importe qui. Mais pour une première main, après quand c'est revendu et revendu encore, on ne sait pas. Et puis les régimes changent. Il faudrait, pour être sûr, pour être blanc comme neige, se résoudre à ne pas livrer d'armement. Est-ce que c'est une bonne solution ? Je ne sais pas. Enfin, ça se discute. Ça veut dire que d'autres le font. 

 

Et faire de l'armement, c'est faire du progrès aussi. Livrer de l'armement à un pays comme la Guinée, c'est des voies supplémentaires à l'ONU, qui peuvent être bien utilisées ou mal. Quand la France était au plus haut de sa position, qu'on appelait la France-Afrique, sur laquelle tout le monde a tiré, avec tort ou raison, souvent avec raison, mais parfois avec tort, quand la France levait la main pour voter à l'ONU, il y a 40 pays qui levaient la main sans même réfléchir, en disant « je vote comme à la France ». C'est très utile. Ça sert à ça, un grand pays. Et quand on est la France, il faut bien trouver nos alliés, quelque part. Le fait que, potentiellement, ces véhicules soient mal utilisés, c'est tout à fait possible. 

 

Maintenant, du point de vue des médias, c'est évident que c'est de la prise d'opposition. En fonction des médias, ce qu'ils disent est vrai. Ce n'est pas la question. Mais la façon de le présenter est toujours ambiguë. Vous pouvez dire « on a livré de l'armement à la Guinée, vu le régime, ça va forcément servir à battre les émeutes ». Vous pouvez dire aussi « on a livré de l'armement à la Guinée, ça va peut-être permettre – c'est la deuxième fois, je pense – une deuxième élection démocratique en Guinée. Parce que pas d'armée, pas d'élection, dans ces pays-là. Si un des véhicules est mal utilisé à un endroit, mais 15 sont utilisés ailleurs, devant le poste de vote, pour que les gens viennent en confiance, vous aurez gagné votre pari. Il y aura toujours celui qui dit « oui, mais il y en a un qui a servi à mater une émeute », et celui qui dira « oui, mais ça a permis d'ouvrir les bureaux de vote, et donc l'élection d'avoir eu lieu, même si elle est imparfaite, au moins, c'est un début de démocratie ». Deux journalistes vont traiter le problème différemment. Il faut donc, dès que vous avez un truc un peu excessif, aller voir l'autre. S'il dit la même chose, là, la France fait une erreur lourde, elle livre de l'armement à des gens mal intentionnés. S'il y en a un qui dit l'inverse, il faut se faire son parti, et donc il faut du temps. Il faut attendre l'information suivante. Pour avoir une bonne information en médias, il faut multiplier les médias et le prendre dans le temps. Et ne pas oublier de revenir à l'arrière. Sinon, on se trompe. Là, votre question, c'est une question d'un point de vue. Mais peut-être que c'est le bon point de vue. Sauf qu'il faut le croiser avec un journaliste qui va dire « c'est curieux, la France n'a jamais fait ça, en fait. La France n'a jamais fait ça. C'est pour ça que je suis quand même un peu surpris. La France n'a jamais fait ça. Chaque fois qu'elle livrait de l'armement, c'était à des autorités, à des régimes autoritaires, parce qu'il n'y avait que ça. Et c'est toujours le cas au Tchad, c'est toujours le cas partout. Mais pour des raisons qui ont amené quand même ces pays à une certaine évolution. On l'a vu sur la mise en place de la démocratie en Côte d'Ivoire, au Sénégal. 

Au Sénégal, on se fait foutre dehors. Mais la démocratie au Sénégal, c'est nous. C'est nous, la France. Et aujourd'hui, ça se passe mal, mais c'est eux qui l'ont élue. Ils se débrouillent. Et ça va changer. La Guinée, c'est tout petit à côté, mais quand on prend le Sénégal... Pareil pour la Côte d'Ivoire, pareil pour les autres. On a amené des présidents presque démocrates au Burkina, on s'est fait virer. Aujourd'hui, c'est un pouvoir militaire, une jeunesse autoritaire. Mais ça fait rien. Le virus a été mis. Ils reviendront un jour au bureau de vote. Il y a des journalistes qui racontent l'histoire comme ça. Il y en a un qui la raconte autrement en disant qu'on s'est toujours trompé, ça ne sert à rien. La France Afrique a servi à se faire du fric. Ce qui est faux, on en a perdu plus que gagné. Quelques parties en ont gagné parce qu'ils se sont payés la campagne comme ça, c'est connu. Mais globalement, du point de vue du citoyen français, on a plus perdu d'argent en Afrique qu'on en a gagné. » 

 

Quand on est un parti prenant de l'armée française comme vous l'avez été, comme vous l'êtes toujours, et quand on est confronté à la réalité de la guerre comme en Afghanistan, où vous avez été déployé, comment est-ce qu'on garde une boussole morale ?  

« Après le 11 septembre, après les déclarations des talibans, on se dit, bon, il faut faire quelque chose. Et la justification morale, elle est appuyée par la France. Quand vous avez 80%, 70% des Français, un gouvernement qui dit à son armée, bon, là, vous pouvez tirer, il faut régler le problème en Afghanistan. Vous avez la caution, on va dire, morale. Ce qui n'empêche pas une réflexion personnelle, évidemment. La caution morale de l'État, c'est une chose. La réflexion personnelle, c'est l'utilité. Et même pour l'Afghanistan, je pense que c'était utile. Et sur place, on voyait que c'était utile. Nous, les médias, pour l'Afghanistan, on est surtout orientés sur Kaboul et pas sur les campagnes. En fait, talibans ou pas talibans, les Afghans, ça a toujours été un pays de sauvages, de vrais sauvages. Dans les campagnes dans lesquelles on a été, les femmes ne sortaient pas, ne parlaient pas, étaient voilées, talibans ou pas. Elles n'ont pas protesté. Seule une partie très éduquée de Kaboul, la capitale, avec des femmes afghanes qui ont pu aller à l'école, et donc tout le monde, après, fait un scandale. Et c'est normal. En disant, regardez, à Kaboul, mais ailleurs dans la campagne, en fonction des clans, ça n'a pas changé. Il y a des endroits, parce qu'il y a quand même 3 ou 4 peuples assez différents qui vivent en Afghanistan, etc., qui n'ont pas changé à travers les guerres. Il y en a qui sont très rigoristes, qui le sont toujours. Et il y en a qui sont beaucoup moins, qui ne sont pas voilés, au fond de la montagne là-bas, limite avec la Chine, et qui ne sont toujours pas voilés. Il y en a qui sont rousses, aux yeux bleus, les Afghanes. Et qui ne sont pas voilés, et qui fument du matin au soir. On se dit, on est à Paris, on est à la place de la nation. Mais non, on est au fond de l'Afghanistan. Donc ça, ça n'a pas changé. 

 

Là aussi, les médias, souvent, les journalistes, ils vont à Kaboul, parce qu'ailleurs, c'est quasiment impossible d'y aller, et constatent, effectivement, que les amis de la France, c'est vrai, ont beaucoup souffert, les femmes afghanes, ont beaucoup souffert. Donc, quand on est sur place et qu'on voit par soi-même, on est rarement totalement inutile. Surtout que nous, on discrimine bien, et je pense qu'à part un dégât collatéral, on appelle collatéral sur une frappe qu'un enfant ou une femme soit frappée, ou une personne âgée, très peu, alors que ça nous coûte très cher en vie humaine. 

 

Quand vous ne faites pas de dégâts collatéraux, vous êtes obligés de prendre beaucoup de précautions avant de tirer, d'identifier vraiment qui est en face, de vous approcher s'il faut, alors que si vous admettez des dégâts collatéraux, si ça déborde un peu, ce n'est pas grave, ça vous permet d'être loin, pas trop renseigné, et de faire du tir, comme à Gaza, d'ailleurs. À Gaza, pour une armée, je digresse, mais je finis là-dessus, c'est impossible de faire une guerre sans dégâts collatéraux. On dit que l'armée israélienne en fait beaucoup. Je pense qu'elle en fait moins que l'armée russe, quand l'armée russe a dégagé Daesh de Syrie. Je pense qu'elle en fait moins que les alliés en 1944, vous avez bien compris l'idée. Eux, dégâts collatéraux, on rase la ville, et les Français dessous meurent. Tout ça pour que je puisse débarquer tranquillement et sauver mes hommes, c'est ça le problème du dégât collatéral. Donc, à l'Afghanistan, on n'a pas fait de dégâts collatéraux. Sur une guerre qu'on estime juste, et l'utilité, l'histoire le dira, mais comme l'histoire est écrite par les vainqueurs, pour l'instant, on dit que les Américains et les Français sont partis d'Afghanistan, ça n'a servi à rien. Je pense que ça va évoluer, parce que l'Afghanistan va évoluer, et dans l'histoire, on prendra la date 2001-2020 de la bascule de l'Afghanistan vers un autre type de société, sur le temps plus long. Donc, sur place, quand on réfléchit à ces choses-là, on arrive assez facilement, notamment pour l'Afghanistan, à équilibrer ce que coûte d'aller tuer des gens et d'en perdre avec l'utilité qu'on a. Quand on n'y arrive pas, on vit mal, et quand on vit trop mal, après, on quitte l'armée, ce qui a failli m'arriver en Bosnie. Quand on vit trop mal, on dit qu'il faut mettre en cohérence ses actes et ses pensées. On s'est dit s'il continue, j'y suis pas retourné, mais on a eu des discussions avec des amis et des camarades très profondes, en disant que s'ils nous font encore le coup, on quitte l'armée. Pour un soldat, la violence ne devient jamais banale ? Non, jamais. Au contraire, je pense que plus on la fréquente, c'est pareil, après ça devient des malades qui s'habituent, qui prennent le goût du sang, ça arrive, mais c'est rare. La tendance est plutôt l'inverse. Un soldat qui va en Afghanistan ou au Mali, aujourd'hui, c'est la même chose en Ukraine, je pense, il n'a plus qu'une envie, la plupart, c'est pas y retourner. C'est un espèce d'aboutissement, la violence, jusqu'à ce niveau-là, c'est de se dire je vais voir ce que je vaux, une poussée d'adrénaline qu'on ne trouve pas ailleurs. 

 

Une fois qu'on l'a connue, deux fois, trois fois, quelques années, on est très méfiant dessus, et au bout d'un moment, on dit non, je ne retourne plus, je n'en peux plus. C'est trop épuisant, fatiguant, la majorité. C'est pour ça qu'on a peu de vétérans qui font ça vraiment toute leur vie. Là, on a un problème. Celui qui prend goût, c'est une façon pour lui de passer au-dessus, mais il faut se méfier de ces gens-là. Sinon, on n'y prend pas goût. Est-ce qu'il va y avoir des dérives dans l'armée ? Il y en a toujours. On a les mêmes cas que dans le civil, sauf que là, quand vous allez au bout, vous avez une puissance extraordinaire, quand vous avez des armes, quand vous êtes en opération, les opérations les plus pointues, la guerre du Golfe, l'Afghanistan, le Mali, le Côte d'Ivoire, vous avez votre arme avec vous, lutter jour, armée, avec dedans une puissance... Quand on parle, on dit il y a un type qui a fait avec une Kalash trois tirs, c'est de la rigolade par rapport à ce que chacun est un petit sous-marin nucléaire, chaque soldat du 3e RIMA. Quand il part, il en a 5 kilos ici et autant là (d’armement). Il peut tuer 500 personnes dans l'après-midi. Donc ça donne une impression de puissance qui est quand même assez phénoménale et qui est difficile à maîtriser. Mais j'ai rarement vu des gens qui échappaient complètement ou qui s'accoutumaient vraiment à ça. » 

 

Vous n'avez pas vu en tant que général des dérives auquelle vous avez dû faire face et maîtriser des personnes ?  

« Oui, comme lieutenant, comme capitaine, comme colonel. On appelle ça des retours forcés. En Afghanistan, il y en a un qui prenait goût et qui commençait à déraper. 

 

Le soir, en racontant à ses amis qu'il avait abattu tel type comme un sanglier, ça commençait à ne pas aller. Un autre qui nous a tirés dessus. C'était loin, profitant de la confusion du combat. Il tirait dans notre direction pour éloigner des gens qui cherchaient à nous faire prisonniers, à nous encercler. Et donc là, on se sert de repère visuel et on lui dit tu vois, tu tires à droite et pas à gauche parce que moi je suis là. On s'assure qu'il a bien vu et puis il se met à tirer (vers nous. Une fois, deux fois, trois fois. En fait, il avait dérapé. 

 

On a la même représentation que dans la société civile. On a des gens qui peuvent devenir parano, des schizophrènes, plus ou moins. Et comme la violence va jusqu'au bout, que la puissance est extrême, on a des gens qui basculent et quand ils basculent, évidemment, ça peut faire mal. Et voilà, ça arrive. Je pense quand même, il y a eu des études sociologiques là-dessus pour voir si en proportion on avait autant de gens dangereux que dans la société civile et qui tendaient à montrer qu'on en avait moins puisqu'il y a une telle promiscuité dans une troupe et un tel collectif que celui qui déraille est très vite détecté. Alors que dans la société civile, souvent on a des loups isolés ou des gens qui sont eux-mêmes. Celui qui prend le fusil aux Etats-Unis et qui va tirer à l'école, souvent il est un peu isolé ou sur ses réseaux. Chez nous, on n'a pas ça. Un type isolé sur ses réseaux, ça n'existe pas. D'abord, il est extrait de ses réseaux quand il est sur les théâtres d'opération et puis il est matin, nuit et jour avec ses camarades de groupe qui forment un collectif et les autres le connaissent bien. On détecte assez vite les cas litigeux mais on se fait avoir aussi de temps en temps. » 

 

 

 

Vous avez été interrogé en 2020 pour une affaire de noyade en 2012 et le procureur a dit que ce groupe d'hommes au travail c'était, je cite, « de la testostérone mal maîtrisée ». Est-ce que dans l'armée, il y a des dérives sexistes ? Parce que justement il y a beaucoup d'hommes et d'ailleurs il y a un chiffre qui est assez alarmant sur ça. Les armées françaises ne comptent que 17,3% de femmes. Déjà, quel est votre sentiment par rapport à ce chiffre ? Et puis après, on reviendra sur les dérives.  

« D'accord. Alors, il y a peu de femmes dans les armées, en dépit des efforts des armées pour recruter des femmes. Pour une raison simple, c'est que ça ne leur plaît pas. On essaie tout ne leur plaît pas. 17% est un chiffre moyen pour l'ensemble des armées, il est très trompeur. Si on prend certaines armées, comme l'armée de terre ou le régiment d'infanterie de marine qui est à Vannes, on ne doit pas dépasser 3%. Si on prend le service de santé des armées, on doit être à 60%. Les médecins militaires sont des médecins femmes. Si on prend les transmissions tout le matériel haute technologie, on doit être à 30%. Si on prend la marine, l'armée de l'air, c'est beaucoup plus que l'armée de terre. Je vous l'ai dit, c'est une société dans la société. Et donc, un chiffre global, ça pourrait monter puisqu'on pourrait être, mais pas comme dans la société, puisqu'il y aura toujours cette partie importante, non négligeable, que je vous ai décrite comme étant l'armée de terre et l'infanterie. On a besoin d'une force brutale, de conditions dégradées, d'une ambiance particulière que les filles ne goûtent pas.  

 

Mais je vais quand même vous raconter une histoire, puisque j'étais au 3ème RIMA en Afghanistan, j'ai amené le régiment en Afghanistan, et la question s'est posée de savoir combien amener de filles. Et je n’en n'avais qu’une trentaine au régiment, à divers postes, pas qu'administratifs, au contraire. Et en fait, il y en a 2 qui sont venues, 2 combattantes, des vraies combattantes, mais pour des raisons particulières. 

 

Il y en a une qui était avec ses potes (masculin) ils vivaient ensemble depuis 2 ans, dans des conditions qu'aucune fille n'aurait acceptées. Elle avait réussi à se faire respecter, mais ça veut dire qu'elles n'avaient pas d'intimité quand elles étaient sur le terrain. Pas d'hygiène particulière. Elles vivaient avec eux. Une semaine complète dans un trou, quand je dis un trou, un trou, un trou, grand comme la table. Donc, c'est particulier. Eux l'appréciaient comme, on va dire, un être sans sexe. Un être, un soldat comme eux, quoi. Et elles, elles voyaient des soldats, voilà. C'est très difficile à obtenir. Ça s'est très bien passé, elle est partie là-bas. Elle a été décorée au feu. Décorée au feu par les Américains. Elle avait un humour particulier. Elle allait faire un coup de feu contre des talibans, et en rentrant, comme on en avait sauvé un certain nombre, les Américains ont voulu décorer toute l'équipe qui avait fait ça. Sauf que les Américains, à l'époque, encore aujourd'hui, sont beaucoup plus misogynes que nous, parce qu'il y a des décorations pour les hommes et des décorations pour les femmes. On l’ignore, souvent, en parlant de l'armée française et américaine. Donc le type, il vient, un colonel américain, et il accroche une décoration au garçon, puis il arrive à la fille. Il dit « Ah, je ne peux pas, c'est une décoration pour les hommes, je ne peux pas la donner aux femmes » Donc il a pris une pour les femmes. Pour les garçons, c'était un long fusil comme ça, un fond bleu avec un grand fusil. Et pour les femmes, c'était un petit carré gris avec un poignard. Donc à la fin, j'ai dit à Amandine, « T'as vu, le colonel américain ta reconnu. Ils t'ont donné un couteau, c'est pour la cuisine. » Et donc, je sais, c'était pas malin. Et elle m'a répondu « Non, non, mon colonel, non, non, Moi, il m'a donné un poignard parce que moi, les talibans, je les égorge. » Comme ça. C'est l'anecdote, mais j'aurais pu en amener plus. 

 

Mais aucune, ne voulais vivre ça. Alors que dans d'autres métiers, c'était beaucoup plus facile. Mais cette proximité, cette testostérone dont vous parlez, elle existe. Et c'est typiquement masculin. Je suis désolé, mais c'est genré. Et on aime ou on n'aime pas cette ambiance. Et les filles, quand on leur propose de venir, elles viennent. Elles goûtent au truc et puis elles disent « Je vais pas faire ça toute ma vie, c'est bon. Vos trucs de camp scout, ça me fait pas rire. » Et elles veulent pas. Dans l'infanterie, on ne dépassera jamais les 10%, comme toutes les armées du monde. On nous vend des fois des mensonges. Donc le problème de la féminisation, c'est un faux problème. Elle doit exister, c'est évident. Et les compétences sont partout, et notamment chez les femmes dans la société militaire, elles seront très utiles. Donc il en faut plus, mais répartis selon leur volonté et pas la nôtre. Ou la volonté de certains idéologues qui voudraient une parité partout, ce qui n'a pas de sens. Voilà. Enfin, en tout cas, un horizon assez lointain. Si la guerre change de nature totalement, peut-être que ça peut changer encore. Mais tant que la confrontation, elle est là-dessus, ça changera pas, ça changera pas.  

 

L'exemple du procès de Saint-Cyr, c'est un bon exemple.Dans les promotions de Saint-Cyr, il y a une dizaine de filles pour 150 mecs. Et ça se passe pas toujours très bien, parce que les mecs se la jouent, pour parler vulgairement. Mais les filles savent pourquoi elles sont là. Et à part quelques excès, il y a une quinzaine d'années, une vingtaine d'années, peut-être même plus. J'étais dans les promos, c'était les premières filles qui rentraient. Les filles s'en sortent plutôt bien. Mais même quand elles-mêmes viennent après faire la publicité auprès des lycées, elles ont du mal à dire à toutes les filles, c'est fait pour vous.  

 

Là, je suis président d'une association qui n’a rien à voir l'ASCAP. À l'ASCAP, j'ai 70 salariés qui s'occupent de tutelle et de curatelle. C'est un métier très particulier qui demande beaucoup d'empathie, puisqu'on fait la tutelle et la curatelle des laissés-pour-compte. Un tiers, ce sont des personnes très âgées qui n'ont plus de famille. Un tiers, c'est des personnes handicapées. Et un tiers, c'est des addictes et des SDF, dont tout le monde se fout. Donc, elles, les mandataires, elles viennent 69 femmes et 1 homme. Et il n'y a pas d'homme qui veut faire ça. Pourquoi ? Ça tient un peu à l'assistance sociale, mais ça ne date pas d'hier. Il faut gérer les problèmes de la personne, s'intéresser à lui, faire preuve d'une énorme empathie. Pourquoi il y a que des femmes ? Je ne sais pas, moi. Enfin, je sais. C'est que ça ne plaît pas aux hommes. Et pourquoi à l'armée, c'est l'inverse ? Parce que ça ne plaît pas aux femmes. Ça, c'est difficile de le faire comprendre, parce qu'à chaque fois, on est suspecté de vieux machismes. J'ai toujours aimé l'armée. L'armée, c'est fait pour les hommes. Non, ce n'est pas vrai. Ce n'est pas vrai. A l'école militaire, un de mes meilleurs camarades est une camarade, la marraine de mon fils, qui était une militaire, et qui a fait son trou, sans problème, toute sa carrière. 

 

Mais là, pour revenir à la féminisation dans l'infanterie, à l'Afghanistan, on aurait pu en trouver 10 de plus. L'autre était conducteur de véhicules blindés. Elle s'est très bien comportée. Et puis, il y en a une autre qui était après administrative, ce qui est plus classique, et qui servait à aller interroger les femmes afghanes. Et ça, c'est des choses dans la durée. Ça va s'installer. Et quoi qu'on dise, certains idéologues, ça va continuer à fonctionner comme ça. Et à mon association de mandataires, j'aurai toujours des femmes, et au RIMA, il y aura toujours des hommes. Et alors ? »  

 

Les armées créent aussi des conditions de sexisme. 

« Oui, absolument. Oui, ça je sais bien. Il faut les condamner. Il faut les condamner, sauf quand elles sont une partie de l'efficacité militaire. D'avoir un régiment d'infanterie que de femmes, ça consisterait à s'organiser complètement différemment. Moi, je veux bien. Mais il faut la même chose en face. Or, en face, c'est que des bons hommes et pas les plus malins. Notamment, ceux avec qui j'ai travaillé, les craignants et autres, des horreurs, des monstres. Avec aucune empathie, par exemple. Et l'empathie, c'est majeur. Je prends cet exemple, mais il est vrai. Il est... Je n'en sais rien, moi. Mais il est peut-être génétique. On n'est pas pareil. 

L'attrait pour certains métiers des femmes, aujourd'hui, en 2025, alors que ça fait... à mon âge maintenant, je peux le dire, 20, 30 ans, quand on dit à l'école, non, c'est un métier fait pour tout le monde, les scientifiques, c'est pas les garçons, c'est pas les filles, tout ça, évidemment qu'il faut le faire. Je suis... Je pousse à ça. Mais je vois bien qu'on forcera pas un mec empathique quand il rêve que de coups et de bosses. Et c'est pas son éducation. Pas beaucoup, son éducation. Et pareil pour une fille. Alors après, l'histoire est là et les comportements sexistes aux armées existent, bien sûr. Le vocabulaire... Enfin, un certain nombre de choses auxquelles les filles sont confrontées quand elles sont militaires. Mais sur le fond, il y a une réalité qui est la destination de l'outil militaire. La destination de l'outil militaire, c'est la violence. Les filles n'aiment pas la violence, par définition. Est-ce que c'est vrai ou pas vrai ? En moyenne, évidemment, que c'est pas vrai pour tout le monde. Mais globalement, quand la finalité de ton métier, c'est la violence, eh ben... Ben voilà. Certaines disent, ben non, moi, je préfère aller à un mandataire judiciaire. Où la finalité de mon métier, c'est l'empathie et l'aide de l'autre. Et j'y trouve plus de retour à l'empathie qu'à la violence. Et un garçon dira, l'aide de l'autre, je m'en fous, moi, je préfère la violence. Ça va entraîner, évidemment, des... du sexisme, évidemment. Mais il a une cause. Il a une cause rationnelle. C'est la finalité du métier. Il y a cette question de l'attrait. » 

 

Mais il y a des réelles conditions qui sont créées par l'armée. Majoritairement, on ne condamne pas les accusés de viol, que ce soit en entraînement en France ou à l’étranger. Il y avait, par exemple, le cas à Djibouti, il n'y a pas longtemps. Encore une fois, je me répète, mais je crois que c'est important d'en parler. 45% des victimes de violences sexuelles et sexistes sont des femmes militaires du rang, alors qu'elles ne représentent que 4,5% des effectifs.  

« Oui, c'est la société française qui est comme ça. Et je pense que dans la société française, l'armée est exemplaire. 

 

Si on prend des chiffres, toujours pareil, non, mais si on prend des chiffres, si on prend le taux de condamnation pour viol dans le civil ou pour viol dans le militaire, on est plus condamné chez les militaires que chez les civils parce que la société militaire est plus renfermée et qu'elle a intérêt à chasser les brebis galeuses plus que la société civile. Quand on a une agression sexuelle supérieure vers une subordonnée chez les militaires, la dernière fois, ça s'est produit l'année dernière à Saint-Cyr aussi, où on mène l'enquête, comme toujours, parce que bon, c'est du déclaratif, mais voilà, la sanction chez les militaires, en tout cas le fait que quelqu'un ne puisse plus faire carrière quand il a été dénoncé pour ce genre d'acte, est évident. Donc la réprobation chez les militaires fait que quelqu'un qui perpétue une agression sexuelle ou un viol sur un personnel féminin désarmé fera pas de vieux os. 

 

Après, il y a une condamnation pénale ou pas, mais ça, c'est pas moi qui juge, c'est les juges. Taux de féminisation des juges ? 70% des juges sont des femmes. Moi, quand j'étais jugé, c'était des femmes. Donc quand on parle d'agression sexuelle, de viol, de machin, en face, c'est une femme qui juge, donc quelqu'un qui comprend. Et souvent, elle ne condamne pas.  

 

Je suis d'accord avec vous, mais ça, c'est la société française qui fait ça. Pourquoi les violeurs ne sont pas condamnés en entreprise, machin, ou assez peu ? On prend des taux. Souvent, on dit, il y a beaucoup de dénonciations, moins que la réalité, mais il y en a déjà pas mal en France depuis une dizaine d'années, depuis MeToo, etc. Et derrière, la condamnation, ça ne suit pas beaucoup. Il faut comparer le taux de condamnation civile au taux de condamnation militaire. Et pas parce qu'on est jugé plus sévèrement. Je pense que l'institution militaire, pour se protéger, et parce qu'elle a une grande conscience de l'intérêt de sa cohésion, elle va exclure beaucoup plus rapidement que la société civile les brebis galeuses. Et qui sont évidemment un secret pour personne, à 90% des hommes contre les femmes. Et pas l'inverse. Même si ça arrive, mais c'est l'exception. J'ai eu une soldate qui martyrisait son mari. C'était une Gabonaise qui arrivait directement du village de Pierre et qui lui donnait des coups de tournevis. Après, c'est du fait divers, on s'en fout. C'est pas la même chose Il ne faut pas mettre ça en ligne de compte. La globalité, c'est bien, le cas général, c'est bien, les hommes agressent sexuellement les femmes en France depuis toujours. Plus ou moins. Avec plus ou moins de mauvaises intentions. Chez les militaires, le phénomène forcément existe. Mais je pense qu'il est bien maîtrisé. Oui, bien maîtrisé.  

Il faut continuer à progresser. »  

 

Donc pour vous il n’y a pas de société a deux vitesses d’un coté le civil et de l’autre la grande muette ?  

 

« La grande muette se porte mieux que civile. D'ailleurs, la grande muette porte son nom de grande muette et heureusement. Moi, je dis, il faut que la grande muette soit muette, sinon ce n'est plus une armée. On est dissuasif parce qu'on représente quelque chose. En fait, la grande muette, on le voit avec les auditions à l'Assemblée, au Sénat, ou avec des juges. Dès qu'on veut savoir quelque chose sur la messe, si on s'y intéresse, on l'apprend. Il n'y a pas de secret. Les secrets d'État, c'est des secrets d'État. Mais il n'y a pas de secret militaire. Ce qui se passe à la caserne 3e RIMA, il suffit d'y aller, de se présenter comme journaliste ou comme jeune étudiant, et d'être ambidide, inclus, et de faire tout comme eux pendant 15 jours, par exemple. Et on voit exactement ce qui se passe. Ça, ça se fait depuis toujours. Tous les journalistes l'ont fait et peuvent le faire. Donc, il n'y a pas de secret. La grande muette, elle est appelée grande muette parce qu'elle ne s'exprime pas, comme moi, je le fais ici parce que je suis maintenant en deuxième section, ne s'exprime pas sur les faits de société et ne donne pas son avis puisqu'on se force à ne pas le faire. C'est parce qu'on ne donne pas notre avis qu'on est respecté. 

 

Pourquoi, quand tout va mal dans les banlieues ou ailleurs, on dit « Ah ben, il faut envoyer l'armée. » Les socialistes disent ça. Et les filles, même, disent « Il faut envoyer l'armée. » Tant que c’est un facho qui le dit « Il faut envoyer l'armée. », je comprendrais. Mais que la gauche me dise « Il faut envoyer l'armée à Marseille, à Lille », dès que ça va mal dans les banlieues. Pourquoi ? Parce que c'est la grande Muette. Parce que si elle se mettait à parler, elle deviendrait comme la police ou l'armée. Elle ne dit son origine ni ce qu'elle veut, ni ce qu'elle pense. Elle dit « Moi, je suis l'armée. Vous m'utilisez dans les règles de la constitution » C'est tout. Et donc, « je ne donnerai pas mon avis. » Donc, c'est sa force. Alors, certains mal intentionnés ou, en tout cas, qui ont l'impression que « Ah, la grande Muette, si elle pouvait parler », elle ne dirait rien de plus. Et puis, elle perdrait toute son efficacité. Et si je veux savoir ce qu'il se passe à la grande Muette du point de vue des mœurs, je pose la question et on a la réponse. 

 

Alors, il faut faire des progrès parce que tous les métiers ne sont pas féminisés. Parce qu'il y a encore des agressions trop nombreuses des hommes vers les femmes, comme dans la société.  

Mais ça, ce n'est pas des secrets. Il n'empêche qu'à côté, l'armée doit continuer à se taire sur les sujets de société. L'armée, elle n'a pas d'avis sur l'avortement, l'euthanasie, la durée des peines, l'âge de la retraite. Elle n'a pas d'avis là-dessus. Elle n'est pas syndiquée. Elle n'a pas le droit d'exprimer d'opinion politique. Heureusement. On n'est pas à dire l'armée vote à droite, l'armée vote à gauche. Non, on ne sait pas. On peut deviner et encore, on se trompe. Et donc, c'est très bien comme ça. Ça, c'est un mythe à déconstruire mais pas trop. 

 

Moi, ça m'inquiète pas. J'ai toujours eu ça. Cette attitude méfiante et en opération, on a des journalistes qui viennent nous voir en disant, « qu'est-ce que vous nous masquez ? Qu'est-ce que vous nous cachez ? Il y a toujours des choses à cacher à l'armée. » Venez. Voilà. On ne vit pas comme les autres parce que cette société-là doit s'organiser sur elle-même pour être vraiment autonome et quand tout craque, de pouvoir quand même exister. C'est pour ça qu'on fait appel quand tout craque, quand il n'y a plus d'autorité, que la police fait grève ou qu'ils se mettent à taper sur les manifestants, on dit appeler l'armée. L'armée est disciplinée. Si on dit ne tape pas, ils ne tapent pas. Tu ne le connais pas, tu le tues comme un sniper. Ça se trouve, c'est un père de famille, un machin, un truc, mais on ne veut pas le savoir. Si on n'a pas cet élément-là, on ne comprend pas les armées. Il faut se forcer à regarder. Tout n'est pas parfait. Il y a plein de progrès à faire dans les armées. Mais ce qui est fondamental à comprendre, c'est sa spécificité et c'est cette spécificité qui a les avantages et les inconvénients. Parmi les inconvénients, d'être traité de grande muette, de ci, de ça, mais ce n'est pas grave. D'être traité de sexiste, c'est vrai, mais qu'en partie. 

 

Il y a une partie du sexisme militaire qui est consubstantielle au métier militaire puisque la fidélité, c'est d'attraper celui d'en face. Une armée, une compagnie, on y pensait à ça chez les talibans, on n'a pas amené beaucoup de femmes. Si on en amène et qu'il y a une femme prisonnière par les talibans qui se fait violer, comme ils n'ont fait que des bons hommes et qu'ils se mettent à publier dans Paris Match sa photo ou son nom ou son bijou, on a une vague en France qui s'élève contre ça et qui veut le retour des soldats. Est-ce que c'est normal pour une personne ? Évidemment, humainement, c'est insupportable, mais pour une personne, si ça avait été un mec, ça n'aurait pas été le problème. Donc, voilà. Les Israéliens avec leurs femmes militaires sur les postes, ça fait monter dans la société israélienne beaucoup plus des tensions que si c'était des hommes. Ils pensaient qu'elles étaient tranquilles dans leur poste de garde. En fait, non c'est elles qui ont été chopées dans la nuit du 7.  Il faut faire la part des choses. » 

 

Autre question assez éloignée des violences sexistes, sexuelles. Votre rapport avec la mort, le fait d'être continuellement à proximité de la mort, est-ce que ça donne une valeur plus importante a la vie ?  

 

« On ne se familiarise pas avec la mort même si on imagine la sienne. Le plus dur, c'est d'imaginer celle des hommes qu'on commande. Quand on passe les troupes en revue chez les militaires, ils se mettent en rang comme ça et puis l'autorité passe devant. Pour celui qui n'est pas dedans, on croit qu'il ne se passe rien. En fait, on se regarde dans les yeux un après l'autre et on les fixe. Et comme on les connaît et que lui nous connaît, dans ce regard, on voit où un en est assez vite. 

 

S'il y en a un qui ne va pas, on le voit assez vite. Il y a des rapports donc très forts. Et le plus difficile, c'est de partir à l'opération et de leur dire « Bon, je ne suis pas sûr de vous ramener tous ». Comme dans le sport, comme du temps de l'ONU, on disait « Bon, on part en opération, c'est dangereux, machin, mais tous ensemble, tous ensemble, on reviendra tous ». Non. Le langage militaire, ça consiste à dire « C'est dangereux, statistiquement, il y aura des pertes, donc vous ne reviendrez pas tous ». Et là, il faut se l'imaginer pour chacun d'entre eux. Ce qu'on aime bien, ce qu'on aime moins. 

 

Cela crée quand même une tension importante vécue par tout le monde. Le chef, le subordonné. D'ailleurs, le rapport de chef à subordonné, là aussi, c'est un mythe à l'extérieur des armées. En fait, ça se passe très bien. C'est même moins violent que dans la société civile. J'ai vu des rapports à la préfecture ou ailleurs ou dans la police de chef à subordonné où c'était insupportable. Insupportable. Le chef du ministère doit être exécuté. Chez nous, c'est pas comme ça. C'est comme ça à la fin, quand tout le processus pour arriver à la décision a été fait. Mais sinon, on n'exécute pas aveuglément parce que le chef a dit. Et donc, ces rapports-là vis-à-vis de la mort, c'est la même chose. Le gars qu'on amène là-bas, il sait que le chef ne va pas faire n'importe quoi sinon il ne vient pas. Il sait qu'il risque sa peau. 

 

Donc, le rapport à la mort, c'est important et ça crée des relations très solides. L'inconvénient, c'est que ça fabrique une caste. C'est-à-dire Vous avez déjà peut-être l'impression que je donne cette impression-là de faire partie d'une société à part, de la société (civile). Et ça, c'est un travers contre lequel on lutte parce qu'effectivement, naturellement, la fréquentation de la mort légale est acceptée pour nous. Ça vous donne le sentiment d'être différent des autres et d'être les chevaliers qui défendent la société qui ne s'en rendent pas compte. Tous les gens font comme si et nous militaires, on sait le prix de la vie et de la mort mais nous, on a du mal à en parler aux autres. Et c'est un des travers des militaires, tout la Grande Muette aussi, où les vétérans racontent très peu. Mes enfants, j'ai peut-être dit une fois, deux, trois événements un peu chauds mais on ne raconte pas. On ne le raconte qu'entre nous parce qu'on se comprend. Parce que on sait que l'autre vous comprend. Il fait partie de la même famille. Voilà. C'est un inconvénient, enfin en tout cas, un travers contre lequel il faut lutter parce que ça vous fait vous créez une espèce de secte de personnes qui défendent les autres de personnes différentes alors que vous êtes dans la société. 

Donc c'est un peu ambigu ça. Il faut lutter contre cette tendance naturelle des militaires à se sentir comme une société à part. Les défenseurs de la société française, propriétaires de la nation française parce qu'ils y engagent leur vie. Mais bon, ça se gère. Ça se gère. Ça c'est un des travers sur lesquels on lutte notamment à Saint-Cyr une école militaire où l'impression est clairement d'être faisant partie d'une secte d'élus. 

 

C’est particulier ces rapports à la mort mais c'est vrai que ça change par rapport à quelqu'un qui connaît pas. Maintenant, est-ce que c'est fondamental ? Non. Il y a d'autres métiers qui ont connu la mort. Les scènes en post-traumatique on en a partout. Un accident de la route, un pompier qui va désincarcérer quelqu'un dans une voiture. Enfin, c'est pas un privilège militaire.  

 

Nous, la grande Muette. Ça crée quand même une société un peu à part. Oui. » 

 

Est-ce que, vous ressentez un manque de reconnaissance, vous êtes mal reconnus par nous, civils ?  

« Non, non. On a été mal reconnus. Quand j'étais à votre âge, à 18 ans, juste avant de m'engager, en 80, on sortait de comités de soldats. Des appelés qui voulaient plus faire le service. Le service, c'est une débilité énorme. Il reviendra pas, heureusement, sous cette forme-là. Le service était déjà tellement mal foutu, tellement discriminatoire. Parce qu'en fait, celui qui n'avait pas de parents, pas d'amis, pas de famille, pas de connaissances, il faisait un service pourri et les autres, il passait à côté. Ça fumait du hashish plus qu'à Saint-Paul. (Rire) Et donc, il y avait une indiscipline qui s'est installée. Il y a eu des comités de soldats. C'est-à-dire des soldats qui ont décidé de ne plus travailler. 

 

Le service était très mal accepté. Donc, la vision que les Français avaient de leurs armées était lamentable. Et elle n'était pas loin d'être lamentable. Les appelés prenaient le train le dimanche pour aller dans leur régiment, prenaient le train, mais ils prenaient le train et ils étaient 200 000 à prendre le train. Les appelés, tous les dimanches, presque. Ils remplissaient les trains. Il y avait des trains spéciaux. Il y avait des bagarres sur les quais des gares entre les appelés et les autres qui pourrissaient la vie de tout le monde. Tout le monde a oublié ça. C'est documenté, ce n'est pas difficile à voir. C'était insupportable. Aujourd'hui, on demande l'opinion aux Français. Ils sont à 80% favorables. On demande aux politiques. Ils disent « Quelle institution est la plus sérieuse en France ? » Les armées. Avant, c'était l'école, le professeur, les docteurs, je ne sais pas quoi. Aujourd'hui, tout ça est dégommé, même les juges. Il reste quoi ? Les armées. On peut faire confiance aux armées. 

 

On le vit pas mal du tout. Après, on est moins considérés financièrement. On ne gagne pas des fortunes. On finit une carrière ou on gagne une vie comme des fonctionnaires. Ce n'est pas payé énormément pour ce qu'on fait. Certains le pensent. Les Anglais, les Allemands sont payés plus cher que nous, proportionnellement. Mais ils ont moins de reconnaissance que les Anglais à peu près. Les Allemands, beaucoup moins. C'est pareil, l'armée allemande, ils n'arrivent pas à engager. Elle est rejetée par la population. Nous, on n'a pas ce problème-là.L'armée française est très bien considérée.  Même à une époque, tout ce qui était même un peu à gauche, voire même une partie de la droite, et toute la gauche et l'extrême gauche étaient foncièrement hostiles. C'était l'époque du pacifisme, où on disait les pacifistes sont à l'ouest et les milicies à l'est. Ils ne voulaient pas faire l'armée parce qu'ils refusaient l'idée même d'utiliser un fusil pour tuer une autre personne. Tout ça a disparu. Je ne dis pas qu'il n'y en ait pas quelques-uns, c'est tout simplement l'objection de conscience. 

 

Mais voilà, on a vraiment changé d'époque aujourd'hui, on n'a pas de soucis dans la société, non. » 

 

S'il ne devait rester qu'une seule image de votre ère militaire, laquelle choisiriez-vous ? Une image, une image, une image. Un pays, une situation. Une belle, une moche, peu importe. 

« Alors, c'est moi perché dans un cocotier à Tahiti avec la mer sous mes pieds.  

La première image violente qui m'a frappé, j'avais 19 ans, j'étais engagé, donc j'étais parti à Tahiti. Un an, sur l'atoll de Ao, petit atoll perdu au milieu du Pacifique, loin de Tahiti, pour alimenter Mururoa. A Ao, il fallait une grande piste d'avion où poser les avions avec les matières nucléaires pour après les transporter sur le petit atoll et faire péter. Et donc là, j'étais là, jeune sergent, et on a eu un cyclone. Et un cyclone, vous savez, c'est le vent qui tourne et puis les vagues qui montent. Un atoll dans le Pacifique, c'est une altitude maximum de 2 mètres 50 ou 3. Et les vagues faisaient 15 mètres. Donc quand elles arrivent sur l'atoll, elles s'écrasent et elles traversent. Elles vont donc de l'océan dans le lagon. Et on était plusieurs. Ça monte, ça monte, ça monte. Et donc l'image qui m'est restée, c'est de voir notre baraque comme celle des petits cochons. La première craque, puis la vague d'après craque. Et donc, hop, les copains, ils venaient dans la piole suivante. Il restait plus que la dernière maison. Enfin, la petite bicoque. Bicoque de ces pays là. Un bungalow quoi. Et la vague arrive. Et là, on est sortis, on est montés sur des cocotiers. Le cocotier penche. La bicoque est partie. Et donc on était sur des cocotiers au milieu de l'océan Pacifique. Et tant que la vague parte, la suivante, elle a fait juste à peine un mètre et après c'est redescendu. Et donc je me suis dit, voilà, je suis au milieu du Pacifique, tout seul sur mon cocotier à 19 ans. Et l'armée, c'est vraiment l'aventure. Des expériences diverses et variées. C'est une belle expérience. Maintenant je sais ce que c'est un cyclone et l'œil du cyclone. Quand tout d'un coup, la vague s'arrête. »